Hommage à Thierry Kazazian, pionnier de l’écodesign et de l’éco-conception

Par François-Xavier Ferrari

Il y a quelques semaines, Élisa Yavchiz directrice de la Maison des Canaux et toute l’équipe des Canaux, ont organisé une soirée d’hommage à Thierry Kazazian, père de l’écodesign en France. Cette soirée organisée sous l’impulsion de Serge Orru, conseiller auprès de la Maire de Paris et ami de Thierry, a réuni bon nombre de ses proches, amis et personnes qui l’ont côtoyé et ont travaillé avec lui, mais également des personnes n’ayant pas entendu parler de lui auparavant.

Pour ma part, Thierry a été un mentor et je suis très fier d’avoir fait fin 2004 mon projet de fin d’études puis travaillé en freelance au sein de son agence.

Je me permets ce petit texte pour lui rendre hommage, mais également pour faire part au plus grand nombre de tout ce qu’il a initié et de toute l’influence qu’il continue d’avoir dans le monde du design et de l’éco-conception, notamment sur Mu.

Thierry, le précurseur

Thierry Kazazian, né en 1961, est un designer diplômé de la Domus Academy de Milan qui nous a quittés début 2006, beaucoup trop tôt… Thierry Kazazian est l’un des précurseurs de l’écodesign en France, mais également à l’international.

En 1988 à Milan, il fonde avec le designer danois Niels Peter Flint et d’autres camarades, le réseau O2 (pour la formule de l’oxygène), premier réseau international de designers œuvrant pour un développement durable. Il créé la même année O2 France, l’antenne française du réseau qui deviendra rapidement une association loi 1901.

En 1992, O2 France devient une entreprise au statut de SARL. C’est alors une société pionnière de conseil en éco-conception et en développement durable et la première agence française mêlant environnement et design. O2 France accompagnera ses clients (ONG, entreprises, collectivités, administration) dans leur démarche de développement durable en la traduisant au cœur de leur activité par le design et l’éco-conception de leurs produits et services.

En 1993, Thierry Kazazian participe au « O2 Event Sustainable Lifestyles » à Rotterdam. Cet événement a réuni 120 designers et architectes provenant de 16 pays pour réfléchir et développer une vision de modes de vie plus soutenables. Thierry Kazazian y intervient au côté d’Ezio Manzini (sociologue du design, auteur et professeur italien reconnu pour ses travaux sur le design en lien avec l’innovation sociale et le développement durable) qui introduit l’événement par une question toujours d’actualité « Are we thinking radically enough ? »

Il est très enrichissant de se replonger dans les réflexions de l’époque en visionnant la vidéo de présentation de cet événement que vous trouverez ici

Évidement les propositions sont formellement marquées par l’époque et les moyens et l’on se délectera du format 4/3 de la vidéo un peu suranné…cependant les réflexions qui sous-tendent ces propositions sont toujours aussi justes et actuelles :

  • Des réflexions sur les objets : Réduire l’utilisation de matière en créant des produits plus durables dans le temps, en passant de la possession d’un produit à son usage … Proposer des objets de qualité (environnementale entre autres) qui répondent à un besoin réel tout en procurant du plaisir.
  • Des réflexions sur nos modes de vie et sur la place du designer : Privilégier à la quantité de biens possédés, la qualité de vies partagées et surtout utiliser les compétences du designer pour faire avec moins et tout en donnant au plus grand nombre envie de faire mieux!

Thierry, l’inspirateur

Dix ans plus tard, en 2003, Thierry Kazazian a inspiré toute une génération de designers (dont je fais évidemment partie) par l’ouvrage « Il y aura l’âge des choses légères ». À travers cet ouvrage manifeste conjuguant design et prospective, il a fait prendre conscience à cette génération de la nécessité d’agir, de l’importance de leur métier face aux enjeux environnementaux et surtout du rôle que doit avoir le design pour nous aider à mieux habiter notre planète.

L’ouvrage (que je ne peux que vous recommander de vous procurer, en seconde main, car il n’est malheureusement plus édité) possède trois parties. La première propose une histoire contemporaine retraçant, depuis la naissance de l’ère industrielle, la relation entre la nature, l’homme et les objets qu’il produit. La seconde partie au doux titre d’ « Entente féconde » présente différents concepts que l’on retrouve dans la nature et qui doivent inspirer la conception de cesdits objets pour les rendre plus légers :

  • L’interdépendance : tout est lié, le développement humain ne peut s’abstraire de la nature, de la biosphère et des ressources qu’elle nous offre
  • Le temps : le temps de la relation entre l’homme et les objets qui l’entourent et qui introduit la notion de durabilité d’un produit. La durabilité supposant une gestion de l’obsolescence…
  • Le cycle : le cycle de vie du produit évidemment, mais également le produit comme partie de cycle plus grand, celui du métabolisme planétaire comprenant « biosphère » et « technosphère ».
  • L’optimum : en préférant l’optimum et le juste nécessaire plutôt que la recherche perpétuelle du maximum.

La troisième et dernière partie présente sept entreprises fictives proposant des produits et services s’inspirant de ces quatre concepts. L’eau, l’alimentation, l’énergie, l’habitat, le sport, la mobilité et le multimédia sont les domaines qui ont servi de points de départ à des scénarios de transformation de la société de consommation de produits et de ressources vers une société d’utilisation et d’usage. L’ouvrage prône des produits et services plus légers et plus durables.

Boire de l’eau minérale au robinet de sa cuisine, se fournir en fruits et légumes biologiques ou biodynamiques auprès de producteurs locaux le tout en circuit court, suivre en détail la consommation électrique de son logement, proposer un service d’autopartage de voitures, recharger son portable grâce à l’énergie humaine ou en faisant du sport… Aujourd’hui, plus de 80% de ces propositions faites il y a plus de 15 ans, et qui pouvaient paraître alors utopistes, voire farfelues, se sont en fait révélées « prémonitoires » !

Thierry, l’influenceur

Il y a quasiment 30 ans en créant O2 France, Thierry Kazazian avait déjà compris et démontré l’intérêt de mêler design et environnement. C’est ce que nous nous évertuons à continuer de faire depuis 10 ans avec Mu, agence d’éco-conception que j’ai co-fondée avec Anthony Boule.

Chez Mu, nous avons l’habitude de dire que si nous avions des dogmes  » il n’y aurait pas d’évaluation environnementale s’il n’y a pas un minimum de conception, parce que nous ne sommes pas là pour faire des rapports avec des graphiques qui restent dans les tiroirs » et  » qu’il n’y a pas de conception s’il n’y a pas un minimum d’évaluation, car nous ne sommes pas là pour mettre du bambou partout parce que c’est écolo, parce que nous savons que ça l’est, mais sur de tout petits périmètres« .

Alors qu’aujourd’hui certains trouvent l’approche de Mu innovante, cette complémentarité, Thierry Kazazian et les équipes d’O2, notamment avec Jean-Baptiste Puyou, ancien d’O2 France qui a ensuite fondé EVEA, l’avait déjà identifiée bien avant nous ! J’aime bien dire qu’avec Mu nous n’avons fait que de recombiner de l’ADN qui était déjà présent, pour l’adapter au mieux aux besoins et aux attentes de notre milieu actuel. Avec Anthony, nous avons « tuné » à l’aide de nos propres compétences et nos propres expériences ce que Thierry et les équipes d’O2 avaient déjà initié et qu’ils nous ont transmis directement et indirectement.

D’autres anciens d’O2 France ont également eu une influence forte sur Mu. Je pense notamment à notre très cher Basile Gueorguievsky, chef de projet chez O2 France, lui aussi parti trop tôt, que nous ne remercierons jamais assez de nous avoir mis en contact avec Gobilab, notre premier client sur un projet d’éco-conception et de développement de produit ; client avec qui nous continuons à travailler 10 ans après.

Je pense également à Hervé Naillon, qui fut responsable développement d’O2 France et qui a été le premier à m’avoir parlé du statut de coopérative. À la création de Mu, nous avions choisi avec Anthony le statut de SCOP (Société COopérative et Participative) pour être en cohérence entre ce que nous vendions et la manière dont nous le vendions. Aujourd’hui, nous sommes 6 associés sur 11 salariés et c’est une merveilleuse aventure humaine.

Thierry, le géant

Je souhaite partager une formule latine :  » Nous ne sommes que des nains sur des épaules de géants ». Thierry était l’un de ces géants, visionnaire et précurseur de l’écodesign en France. Et même si Thierry n’est plus là, l’esprit d’O2 qu’il a insufflé et qui a été alimenté par toutes les personnes qui sont passées chez O2 France, continue à avoir une influence. À travers la Coopérative Mu et nous en sommes très fiers, mais également à travers d’autres entités comme EVEA et à travers de nombreux autres éco-concepteurs et designers en France et à travers le monde!

Aujourd’hui, je suis convaincu qu’il est plus que jamais temps de continuer la route tracée par Thierry, car l’urgence environnementale est encore plus pressante et tangible qu’il y a 15 ans, lorsque « Il y a l’âge des choses légères » a paru. Je pense qu’il est nécessaire de continuer à proposer de nouveaux imaginaires et de nouvelles utopies toujours plus ambitieuses, et d’utiliser le design comme le faisait si bien Thierry, pour rendre ces futurs souhaitables et surtout désirables.

 

François-Xavier Ferrari

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