L’histoire de l’éco-conception [1/3] :

1970, la génèse

Par François-Xavier Ferrari

En 1987, l’ONU invoquait les « générations futures » dans la définition d’un « développement durable».  34 ans plus tard, les générations futures sont les citoyens, les consommateurs, les salariés, les usagers du présent, mais nous continuons pourtant à nous diriger collectivement vers une impasse écologique.

Les réponses à apporter sont évidemment multiples et il nous semble, chez Mu, que l’éco-conception est un des moyens incontournables pour bifurquer, à la condition d’en connaître l’histoire, de comprendre les principes qui la régissent et nécessairement sous réserve d’avoir pleine conscience de ses limites.

Voici le premier article d’une série portant sur l’éco-conception éclairée sous ces différents aspects.

1968, la prise de conscience de la question environnementale

En 1968 est créé le Club de Rome, un consortium regroupant scientifiques, économistes et industriels notamment issus l’industrie automobile européenne [1]. La même année, lors de la mission Apollo 8, le premier « lever de Terre » [2] est photographié. Utilisée comme symbole de la prise de conscience environnementale (à l’époque moderne et en occident), elle illustre le fait que l’humanité évolue sur une planète aux limites finies, donc aux ressources limitées, petite oasis flottante dans un désert intersidéral.

Quelques années plus tard, en 1972, cette prise de conscience est modélisée par des chercheurs du MIT mandatés par le Club de Rome qui leur commande un rapport sur les limites de la croissance (dans un monde fini) [3]. Le modèle informatique utilisé pour cette étude corrèle six variables macro-économiques [4] (telles les ressources disponibles, la population, la production industrielle ou encore la génération de pollution, etc.) selon huit hypothèses d’évolution différentes. Selon le scénario standard, appelé « business as usual » et dans lequel aucune action particulière ne serait mise en œuvre, le système modélisé continuerait à croitre durant une centaine d’années avant de connaître un acmé puis d’inévitablement décroitre. Cette étude est la première à remettre en cause le modèle de pensée dominant d’une croissance infinie.

Bien que ce rapport ait été vivement critiqué, entre autres du fait que le modèle n’offrait pas l’opportunité aux avancées technologiques de venir résoudre le problème [5], il reste une référence concernant le lien entre croissance et impact sur l’environnement à l’échelle planétaire.

Une lecture malthusianiste de l’étude pourrait à tort résumer le problème à un « Nous sommes tout simplement trop nombreux ! », une espèce de point Godwin dès lors que l’on parle de la finitude des ressources. Cependant dès lors que l’on s’intéresse de plus près aux « ordres de grandeur » liant ressources, population et consommation, la conclusion penche plûtot pour un « Nous sommes trop nombreux à consommer beaucoup plus qu’il ne faudrait [6] » et ce de façon très inégale [7].

 

1970, comment Coca-Cola et Victor Papanek participent de la genèse de l’éco-conception

En 1970, dans le milieu du design et de la conception de produit, c’est l’ouvrage Design pour un monde réel [8] qui révèle les premières intuitions du lien qui existe entre design et environnement.

Dans ses propos introductifs, l’auteur Victor Papanek, designer et enseignant austro-américain, attribue aux designers industriels ainsi qu’aux architectes et planificateurs (on parlerait aujourd’hui de planning stratégique ou de marketing) la responsabilité de « toute pollution » et les enjoint même à « cesser complètement leur travail » [9]. Pour lui, « peu [de] professions sont plus pernicieuses que le design industriel […] qui élabore les sottises vulgaires vantées par les publicitaires » [10].

Ces propos radicaux, toujours d’actualité pour certains designers en particulier les plus jeunes d’entre eux, est à mettre en perspective de la conjoncture de l’époque : contestations contre la guerre du Vietnam, prise de conscience des enjeux environnementaux, particulièrement pollutions de l’air et production de déchets aux États-Unis, contexte post 68 en Europe… Nombreux sont les citoyens qui remettent en cause le modèle occidental de la société de consommation.

Évidemment, cet ouvrage qui fait référence depuis des décennies auprès de générations de designers soucieux d’intégrer les enjeux environnementaux à leur activité n’est pas une ode à la disparition du métier, mais plutôt un appel à la réflexion et au repositionnement du métier de designer afin de lui donner du sens et de participer à une évolution plus écologique des sociétés.

De façon quasiment simultanée, la première analyse d’impacts environnementaux voit le jour. Alors appelée REPA (Resource and Environmental Profile Analysis), la première évaluation environnementale est commanditée en 1969 à des universitaires du Midwest Research Institute par la Coca-Cola Company [11], dans l’objectif de comparer les cycles de vie des bouteilles de verre consignées à sept autres types de contenants, dont des contenants jetables en plastique et en métal.

Bien que Coca-Cola se targue d’avoir fait la première analyse de cycle de vie (ACV) [12] sur leur site internet [13], les résultats de cette étude n’ont jamais été rendus publics par l’entreprise américaine. Pourtant Arsen Darnay, l’un des auteurs du rapport, partage ses conclusions aux journalistes de Cash Investigation [14] : « la bouteille en verre consignée (à condition qu’elle fasse 15 voyages avant d’être jetée) est le contenant écologique ‘par excellence’ [en français dans le texte] ». La multinationale se lancera quelques années plus tard dans le développement des bouteilles en plastique jetables.

Design et évaluation environnementale, les prémices de l’éco-conception

L’un des enseignements notables dans cette première analyse de cycle de vie réside dans le fait que ses conclusions sont conditionnées. Ce type d’étude permet de révéler le fait que les impacts environnementaux d’un produit (en l’occurrence un emballage) ne sont pas uniquement générés par la matière utilisée, la production ou la distribution, mais sont très dépendants de l’utilisation que l’on en aura (dans le cas présent le nombre de réutilisations).

Dans ce cadre, le travail du designer se portera en toute évidence sur la forme et le poids de la bouteille de soda en verre pour en limiter les impacts lors de son transport. Mais afin de faire revenir chaque bouteille plus de 15 fois, il faudra certainement réfléchir à un système d’emballage de transport limitant la casse des bouteilles voire pour favoriser cet usage à un mode d’incitation auprès des utilisateurs et des distributeurs pour que l’entreprise puisse récupérer le plus grand nombre de bouteilles !

C’est peut-être ici que se dessinent les prémices du métier d’éco-concepteur alliant design et évaluation environnementale : l’évaluation environnementale doit pousser le designer à repenser le système de production et de consommation et à mettre tout en œuvre pour que les conditions de soutenabilité du système soient applicables et appliquées.

Merci à Anthony Boule, Florent Chalot et à Vincent Beaubois pour leurs apports à cet article et à Christophe Gilabert pour les illustrations.

* Références et notes de bas de pages *

[1] En 1968, Aurelio Peccei (industriel italien membre du conseil d’administration de Fiat) a créé avec Alexander King (scientifique écossais, ancien directeur scientifique de l’OCDE) le Club de Rome, qu’il pilotera jusqu’en 1984.

[2] Prise de vue photographique réalisée pendant la mission Apollo 8, représentant la Terre à la manière d’un lever de soleil avec au premier plan la surface de la Lune.

[3] Un groupe de chercheurs du Massachusetts Institute of Technology, sous la direction des époux Meadows, a produit le premier rapport dit « du Club de Rome » également connu sous le nom de “Rapport Meadows” et dont le titre choisi pour l’édition française est Halte à la croissance ?

[4] World 3 est un modèle qui permet une simulation informatique de six variables macro-économiques des interactions entre population, production industrielle et de services, production de nourriture et limites des écosystèmes terrestres. Par exemple une population grandissante entraine plus de production de nourritures, mais également une production croissante de services qui nécessitent des ressources et engendrent des pollutions.

[5] RIGOT et STRAYER (2020) Retour vers 1972 : Rouvrir les possibles pour le design et l’économie face à l’effondrement « Sciences du Design » n° 11, Presses Universitaires de France

[6] Pour reprendre les chiffres utilisés par l’historien des sciences, des techniques et de l’environnement Jean Baptiste Fressoz lors d’une conférence au campus Condorcet en avril 2018 intitulé « Un Monde fini » : entre 1800 et 2000 la population mondiale a été multipliée par 7 (de 1 à 7 milliards d’individus). La consommation d’énergie a, selon lui, été multipliée par au moins 50. En s’appuyant sur les calculs de Jean-Marc Jancovici (https://slides.pimoid.fr/jancovici/mines_2019/cours_1/), l’ordre de grandeur serait plutôt de 100 : selon l’ingénieur, l’énergie commerciale « consommée » par personne moyenne mondiale entre 1860 et 2017 a été multipliée par 21, la population mondiale sur la même période ayant été multipliée par 5. Estimons qu’une « vérité moyennée» se trouve entre les deux estimations et que sur les 200 dernières années la consommation d’énergie ait été multipliée par 75. X6 en termes de population, x75 en termes de consommation d’énergie…Oui le nombre d’individus est un paramètre, mais n’est pas le paramètre prépondérant, ce sont nos modes de consommation (très fortement corrélée à notre consommation d’énergie) qui portent une grande partie des enjeux environnementaux auxquels nous devons faire face aujourd’hui.

[7] Ces inégalités de consommation/génération de pollutions s’appliquent à l’échelle mondiale, entre pays, mais également à l’échelle nationale, dans chaque pays. Il suffit de lire les multiples rapports d’Oxfam, où l’article d’Aurélien Boutaud et de Natacha Gondran à ce sujet (BOUTAUD et GONDRAN (2017) – L’empreinte écologique à l’épreuve des inégalités, « Revue Projet » n°356).

[8] PAPANEK (1974), Design pour un monde réel : Écologie humaine et changement social (Œuvre originale publiée en 1970), Mercure de France ; sur Victor Papanek : https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Papanek

[9] « Dans un environnement qui est visuellement, physiquement et chimiquement bloqué, ce que les architectes, les designers industriels, les planificateurs, etc. pourraient faire de mieux pour l’humanité serait de cesser complètement leur travail. Dans toute pollution les designers ont leur part de responsabilité. Mais dans ce livre j’adopte une vision plus constructive : le design peut et doit devenir un moyen pour les jeunes de participer à l’évolution de la société » ; Ibid. p. 28.

[10] « Peu de professions sont plus pernicieuses que le design industriel. Il n’y a peut-être qu’une seule autre profession qui soit plus factice : le design publicitaire, qui persuade les gens d’acheter des objets dont ils n’ont pas besoin, avec de l’argent qu’ils n’ont pas, afin d’impressionner d’autres gens qui s’en moquent. Le design industriel, qui élabore les sottises vulgaires vantées par les publicitaires, arrive en deuxième position » ; Ibid. p. 23

[11] DARNAY et NUSS (1971) Environmental impacts of Coca Cola beverage containers, Midwest Research Institute

[12] Il faut attendre 1990 pour qu’aux États-Unis, la Society of Environmental Toxicology and Chemistry (SETAC) adopte le terme d’analyse du cycle de vie pour désigner ce type d’étude (HUNT et FRANKLIN (1996) LCA — How It Came About. The International Journal of Life Cycle Assessment, 1, p. 7).

[13] « In 1969, we became the first company to conduct a full lifecycle assessment of our packaging » : https://www.coca-colacompany.com/news/cokes-bold-sustainable-packaging-vision, consulté le 17 mars 2021

[14] Cash investigation – Plastique : la grande intox (Intégrale) : https://youtu.be/wZT3drAYIzo?t=3161 (à la minute 52 :41)

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