Répartition de la valeur chez Mu [3/3] : Et si… on inventait une répartition des richesses plus équitable ?

 

Par François-Xavier Ferrari

 

 

Depuis les rapports des experts du GIEC [1], à ceux des économistes du Laboratoire sur les Inégalités Mondiales, en passant par les chercheurs de l’Université du Maryland s’appuyant sur des outils développés par la NASA, il paraît clair qu’une trop forte inégalité économique mène à l’insoutenabilité des sociétés humaines (tout autant qu’une mauvaise gestion des ressources) [2] et que les inégalités économiques n’ont jamais été aussi fortes depuis la fin du 19ème siècle [3].

Au-delà des idéaux de justice sociale, une répartition plus équitable des richesses est peut-être bénéfique pour la stabilité du système et donc bénéfique pour tou·te·s, riches, ultra-riches, ou pas !

Aussi, comme Mu vise à être une entreprise en cohérence entre ce qu’elle fait et la manière dont elle le fait, elle a été créée en 2010 sous forme de SCOP (Société COopérative et Participative) et dès lors la question de la répartition équitable des richesses générée est un sujet qui nous travaille et que nous travaillons tous les jours depuis plus de 13 ans 😊

Voici le troisième article d’une série portant sur la répartition de la valeur chez Mu ✨.

 

 

Alors à la Coopérative Mu, on a expérimenté les ✨ Primes libres ✨

« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. » – Mark Twain

Comme vous avez pu le lire dans les précédents posts la rémunération chez Mu passe d’abord et évidemment par un salaire mensuel, fixé par une grille elle-même basée sur l’expérience de chacun. Ensuite et annuellement de façon collective et égalitaire, il y a la participation qui représente généralement la moitié des bénéfices de Mu !

🧐 Jusqu’en 2017, un troisième mécanisme de rémunération, la prime individuelle, était mis en place afin de valoriser la « performance individuelle » de chaque salarié·e et calculée proportionnellement au chiffre d’affaires réalisé. Dans le cas des associés, une prime supplémentaire était allouée selon les responsabilités assumées.

Au milieu de cette année-là, Mu était tout juste à l’équilibre financier. Les quatre associés de l’époque ont demandé à l’ensemble de l’équipe (eux compris) de mettre un « coup d’accélérateur » sur le dernier semestre !

🤩 À la surprise générale, nous nous sommes retrouvées en fin d’année avec un boni non prévu d’environ 28 000 € net, à répartir en primes individuelles pour l’ensemble de l’équipe alors composée de huit salarié·es dont quatre associés et deux apprentis. Si nous avions suivi les règles de répartition en vigueur à l’époque, la majorité des primes tombaient dans l’escarcelle des salarié·es les plus expérimentés et ayant atteint leurs objectifs, et dans le cas présent les associé·es de Mu, et dans le groupe des associé·es, deux d’entre eux, ayant particulièrement performé, auraient dû recevoir près de la moitié de la prime. Pourtant les salarié·es récemment embauchés, s’ils avaient plus de difficultés à atteindre leurs objectifs, avaient eux aussi participé à l’effort collectif !

🎯 Après réflexion sur une répartition plus juste et collégiale des primes individuelles, les quatre associés de l’époque ont décidé d’instaurer des « primes libres »en s’inspirant des expérimentations d’autogestion des salarié·es de l’entreprise horlogère Bisontine LIP.

En 1973, les salarié·es de l’entreprise pour éviter la fermeture de l’usine l’ont occupée et ont décidé de continuer la fabrication des montres et de les vendre en direct aux consommateurs avec pour slogan « C’est possible : on fabrique, on vend, on se paie ». Pendant près d’un an, les LIPs, comme s’appelaient eux-mêmes les travailleurs de l’usine, ont autogéré leur entreprise et ont notamment été confrontés aux questions de la juste répartition des bénéfices lors des « paies sauvages » [4] !

Ainsi nous avons mis en place les ✨ « primes libres » ✨, sous la forme d’une réunion à laquelle chaque salarié·e proposait au groupe le montant de primes souhaité au regard de la somme totale à se partager. Ce montant était évalué en fonction de la contribution à l’effort collectif ressenti personnellement, des besoins individuels, tout en gardant en tête les éventuelles attentes des autres membres du groupe… ; le montant devait ainsi paraître « juste pour soi » et « équitable pour les autres » ! À tour de rôle, à la façon d’un « bâton de parole », chacune et chacun a commenté le montant demandé, exprimé ses besoins et ses aspirations. Toute sorte de propositions ont été faites depuis la plus égalitaire « une personne, une part égale », à la plus spécifique liée à des frais personnels engagés dans l’année. Un second tour de « bâton de parole » a été réalisé pour que chacun puisse s’exprimer sur les demandes des autres et expliciter ce qu’il ressentait comme juste et équitable, ou non, dans les demandes de chacune et chacun.

Ces échanges ont permis aux associé·es de l’époque d’entamer une discussion collective et de trouver un consensus en augmentant l’enveloppe globale afin de répondre aux demandes de chacun. Cet exercice, riche d’enseignements, nous a poussés individuellement à faire l’aller-retour entre soi et nos besoins propres avec l’intérêt du groupe. En réalité il n’y a pas vraiment de secret… afin de répartir équitablement les richesses, ce sont généralement les mieux lotis qui doivent contribuer le plus pour les moins favorisés. Chez Mu, ce sont donc les associé·es (fondateurs compris) qui ont vu leur prime individuelle diminuée cette année-là.

D’un point de vue entrepreneurial, cela peut sembler être une très mauvaise valorisation des efforts, de l’argent, du temps et de l’énergie investis par les co-fondateurs pour créer la SCOP. Une autre manière de regarder la chose, consisterait à y voir, non pas une perte de valeur économique pour les entrepreneurs, mais plutôt une création de valeur immatérielle pour la coopérative : la transparence, l’équité, la confiance, la bienveillance et la cohésion de l’équipe sont autant de valeur, difficilement quantifiables en euros, mais bien réelles.

Depuis 2018, la COVID étant passée par là, nous avons été obligés de bien formaliser le process des « primes libres » pour avoir la capacité de le faire à distance (envoi des montants et explications en même temps pour éviter l’influence des autres, temps de parole chronométré pour éviter tout déséquilibre, possibilité de retours anonymes sur les montants, etc.) ! Depuis 2021, l’ensemble de l’équipe décide collectivement d’activer ou non les « primes libres » et depuis 2 ans le choix a été fait de se partager les richesses générées par Mu via une répartition égalitaire grâce à la « part salarié·e » (pour plus de détail, lire le premier post de la série – dispo ici). Depuis leur création les « primes libres » ont représenté en moyenne 2835 € net par salarié·e par an.

Merci François-Xavier Ferrari pour l’écriture de cet article et à Anthony Boule, à Sivaranjani Selvaradj, à Rachel Arana et à Amaïa Danel pour leurs contributions 👏👏👏

 

 

Références et notes de bas de pages

[1] Pour les experts du GIEC « la justice sociale et l’équité sont des éléments centraux des trajectoires de développement favorisant la résilience face au changement climatique qui visent à limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C » (source : IPCC, Roy et al. (2019). Rapport spécial Réchauffement planétaire de 1,5 °C, Résumé à l’intention des décideurs, disponible ici : https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/2/2019/09/IPCC-Special-Report-1.5-SPM_fr.pdf)

[2] Motesharrei et al. (2014). Human and nature dynamics (HANDY) : Modeling inequality and use of resources in the collapse or sustainability of societies

[3] Chance, Piketty et al. (2021). Worl Inequity Report 2022

[4] Pour en savoir plus nous vous invitons à regarder le film documentaire « Les Lip, l’imagination au pouvoir » ⛔ Attention « alerte divulgachâge » : Les « paies sauvages » n’ont pas réellement eu lieu, quand bien même elles sont évoquées dans le film comme une option sérieuse de répartition des bénéfices à l’époque. Elles ont en revanche réellement influencé Mu dans la création des « Primes libres ».

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